Le couple président – Premier ministre

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“ Quinquennat ou septennat, dans nos institutions le véritable chef du gouvernement, c’est le Président” affirmait l’ancien Premier ministre Edouard Balladur le 9 février 2015 au journal Le Figaro. Cette déclaration reflète à elle seule la difficulté à définir les rôles respectifs du Président et du Premier ministre en France sous la Ve République. 

Pour sûr, tous deux sont les titulaires du pouvoir exécutif. Il convient alors de définir l’étendue de ce pouvoir. Selon un critère organique, l’exécutif est bicéphale c’est-à-dire qu’il a à sa tête deux organes : le Président et le Premier ministre. Selon un critère matériel, le Chef de l’Etat et le Premier ministre sont des autorités administratives à part entière exerçant le pouvoir réglementaire (général et dérivé). La fonction exécutive consiste à faire appliquer la loi en édictant des règlements d’application, et dans un régime parlementaire comme la France, il est également fréquent que l’exécutif participe à la confection de la loi. La Constitution du 4 octobre 1958  définit ces deux grands acteurs de l’exécutif par des rôles précis. Comme le dispose l’article 5, le Président de la République, veritable “clef de voûte des institutions” (Michel Debré), exerce une fonction d’arbitrage. Il est également le garant de l’intérêt national et le gardien de la Constitution. Quant au Premier ministre, il “dirige l’action du gouvernement”  (article 21) qui “détermine et conduit la politique de la nation” (article 20). 

Il s’agira ici de comprendre la relation entre ces deux organes et non de les étudier séparément. Il convient de démontrer que cette relation renvoie à des réalités multiples, avec un Président et un Premier ministre qui peuvent collaborer dans l’exercice de leur fonction et former un “tout”, comme être opposés et entretenir une relation particulièrement tendue (cohabitations).

L’intérêt du sujet tient dans la difficulté à définir respectivement le rôle du chef de l’Etat et du Premier ministre sous la Ve, avec un Président qui, par la force des choses, tend à devenir chef du gouvernement (Balladur). Cette confusion entre le rôle du Chef d’Etat et celui du Premier ministre est d’un enjeu considérable puisqu’elle remet en cause la nature parlementaire du régime, rapprochant la Ve République du régime présidentiel où il n’y a pas de Premier ministre. Cela amène même à s’interroger sur l’opportunité d’une suppression du Premier ministre.  

Comment caractériser les rôles respectifs du Président de la République et du Premier ministre en France sous la Cinquième République ? Comment le bicéphalisme fonctionnel de l’exécutif fixé par la Constitution de 1958  s’organise-il ? 

Il s’agira d’examiner l’organisation exécutive fixée par la lettre constitutionnelle de 1958 (I), avant de montrer qu’en réalité les rôles respectifs du Chef de l’Etat et du Premier ministre sont intrinsèques à la conjoncture politique (II).

I. L’idéal d’une organisation exécutive fixée par la Constitution initiale 

La Constitution de 1958 énumère les rôles respectifs du Président et du Premier ministre et semble dessiner la prédominance juridique du Chef de l’Etat au sein de l’exécutif (A). Néanmoins, elle établit une réelle collaboration des deux têtes de l’exécutif dans l’exercice du pouvoir réglementaire  (B). 

A. Une présidence arbitrale servie par un gouvernement d’exécution.

Confiant au Président le pouvoir d’Etat, la Constitution de la Ve établit sa prédominance juridique au sein de l’exécutif par son statut (§1), tandis qu’elle attribue au  Premier ministre (soumis au visa présidentiel) le rôle de diriger  “ l’action du gouvernement” (article 21), qui lui-même “détermine et conduit la politique de la Nation” (article 20)  (§2).

Michel Debré, dans son discours adressé au Conseil d’Etat le 27 août 1958 présentant la Constitution, a déclaré que : « Le Président de la République doit être la clef de voûte de notre régime parlementaire. Faute d’un vrai chef d’Etat, le Gouvernement, en l’état de notre opinion, en fonction de nos querelles historiques, manque d’un soutien qui lui est normalement nécessaire.” La Constitution de la Ve fait du président de la république la véritable “clef de voûte”  du régime. Titulaire du pouvoir d’Etat, il est imaginé à l’article 5 (§1).  

Au terme de l’article 5, “le Président de la République veille au respect de la Constitution”  et participe notamment au bon fonctionnement du Conseil constitutionnel, organe chargé de contrôler la conformité des textes par rapport à la Constitution. En effet,  le Président du Conseil constitutionnel ainsi que trois de ses membres sont nommés par le Chef de l’Etat, et comme le dispose l’article 61-2 de la Constitution, “Les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République”. Cette disposition a été appliquée pour la première fois le 25 juin 2015 par François Hollande concernant une loi relative au renseignement. En mai 2020, Emmanuel Macron a également saisi le Conseil constitutionnel pour une loi prolongeant l’état d’urgence sanitaire. Toujours dans cet objectif de veiller au respect du texte national suprême, l’article 54 de la Constitution  permet au Président de la République de demander la saisine du Conseil constitutionnel à propos d’un traité. Aussi, comme il est le gardien de la Constitution, il peut l’interpréter de manière extensive (comme l’a fait De Gaulle avec son utilisation de l’article 11), ou bien limitative (comme l’a fait Mitterrand en 1986 avec son interprétation  de l’article 13). 

Aussi, le Chef de l’Etat a une fonction d’arbitrage :“Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, ainsi que la continuité de l’Etat” (article 5). Dans son manuel de droit constitutionnel, Michel Troper a dégagé deux sens de cette notion ambiguë : un sens faible et un sens fort. Au sens faible, le Président doit “s’abstenir de participer lui-même à la décision politique, de même que l’arbitre sportif se tient en dehors de la compétition; il doit seulement veiller à ce que le Parlement et le gouvernement respectent à la lettre l’esprit de la Constitution”. Au sens fort en revanche, “Le Président ne se borne pas à faire respecter la règle du jeu, il fixe lui-même les grandes orientations de la politique nationale et tranche en dernier ressort les affaires importantes.“

Enfin, comme le dispose l’article 5 de la Constitution, le Chef de l’Etat “est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités” . Le Président a un rôle crucial en termes de politique extérieure et de défense nationale, puisque ces deux domaines mettent en jeu les intérêts de la Nation. Il s’agit du fameux « domaine réservé » (Jacques Chaban Delmas) du Président. Dès lors, il est le  « chef des armées » et ”préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale”  (Const. art 15).  Il est aussi le seul titulaire du pouvoir de décision en termes de dissuasion nucléaire, ce qui, là encore, dessine la prédominance juridique du Chef de l’Etat au sein de l’exécutif. 

Quant au Premier ministre, il est le chef d’un gouvernement d’exécution (§2) et participe à la composition du gouvernement avec l’ensemble des ministres. Au terme de l’article 8 de la Constitution, sa nomination est soumise au visa présidentiel. Le Chef de l’Etat nomme ensuite le reste du gouvernement (les ministres) sur proposition du Premier ministre. Dès lors, le Premier ministre choisit les différents statuts des membres du gouvernement, leur nombre, ainsi que les spécialisations gouvernementales. L’article 21 de la Constitution énonce expressément la fonction majeure du Premier ministre : celle de diriger  “l’action du gouvernement” (article 21) qui lui-même “détermine et conduit la politique de la nation” (article 20). Cette fonction implique pour le Premier ministre d’orienter l’action du gouvernement d’une part, et de la coordonner d’autre part. 

Tout d’abord, le Premier ministre doit orienter l’action gouvernementale. A titre d’illustrations, Georges Pompidou a déclaré le 24 septembre 1964 aux journées UDT qu’en tant que Premier ministre, il lui appartenait: “soit d’intervenir immédiatement lorsqu’il y a urgence en tel ou tel endroit, soit d’amorcer la pompe, de donner en quelque sorte le coup d’envoi pour obliger le ministère compétent à jouer la partie”. A cet égard, le Premier ministre peut exercer son autorité sur le gouvernement via des circulaires. Par exemple, en 1988, le Premier ministre Michel Rocard a envoyé à l’ensemble de son gouvernement une circulaire publiée au journal officiel le 25 mai 1988 dans laquelle il énonçait ses instructions quant à la façon de gouverner selon quatre règles.  Il  est même entré dans les détails dans ses instructions faites aux ministres en demandant par exemple de : “laisser au Parlement le temps de débattre et de faire adopter les textes par la majorité la plus large”.

Aussi, l’orientation de l’action gouvernementale implique par-dessus tout une coordination de celle-ci. Le Premier ministre répond à une fonction de coordination de l’action gouvernementale en tranchant les différends politiques, techniques et budgétaires qui surviennent entre les ministres.. Par exemple, selon l’article 21 de la Constitution, le Premier ministre est “responsable de la défense nationale”. En actes, cela se traduit par “la coordination de l’activité en matière de défense de l’ensemble des départements ministériels” et la coordination de “ l’action gouvernementale en matière d’intelligence économique (article L1131-1 du Code de la Défense).  Le Premier ministre dispose pour ce faire  d’un organisme de coordination interministérielle ; le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale. Néanmoins, si la coordination effective du gouvernement par le Premier ministre est posée par la Constitution, sa mise en œuvre est difficile. Elle dépend du notamment du degré de confiance que lui accorde le Chef de l’Etat et de la présence ou non de fortes personnalités au sein du gouvernement.

Si les rôles du Président et du Premier ministre sont expressément établis par la Constitution, et semblent dessiner la prééminence juridique du chef de l’Etat (qui nomme  le Premier ministre) au sein de l’exécutif, il apparaît que la lettre constitutionnelle de 1958 établit une dyarchie effective dans l’exercice du pouvoir réglementaire. 

B. L’instauration d’une dyarchie dans l’exercice du pouvoir réglementaire

La Ve République a renforcé le pouvoir exécutif par l’extension du pouvoir réglementaire. Le Président et le Premier ministre sont des autorités administratives à part entière dès lors qu’ils peuvent édicter des règlements, autrement dit des actes juridiques à portée générale et impersonnelle. Si la Constitution de 1958 établit les conditions d’exercice de ce pouvoir partagé par les deux têtes de l’exécutif (§1), elle introduit également une innovation considérable en mettant fin au monopole législatif du Parlement. L’exécutif n’est plus cantonné à l’exécution de la loi et peut édicter des règlements autonomes qui prennent force de loi. C’est le pouvoir réglementaire général, que la Constitution limite à deux autorités (le Président et le Premier ministre)  afin de garantir l’unité du pouvoir normatif de l’Etat  (§2). 

Tout d’abord, la Constitution fixe les conditions d’exercice de ce large pouvoir (§1). 

En effet, par sa distinction matérielle de la loi et du règlement, elle délimite le champ réglementaire. Comme le dispose l’article 37 de la Constitution, les règlements interviennent dans tous les domaines qui ne sont pas confiés au domaine de la loi par l’article 34. La procédure civile par exemple relève exclusivement du domaine réglementaire.

De plus, la Constitution énumère les règlements qui ne peuvent être adoptés qu’après consultation du Conseil d’Etat. Il s’agit des projets d’ordonnances (article 38), des décrets modifiant ou abrogeant une loi intérieure à 1958 (article 37-2), et des décrets qui font mention d’une consultation obligatoire du Conseil d’Etat. L’avis rendu par le Conseil d’Etat ne lie pas les mains de l’exécutif puisqu’il a toujours la possibilité d’abandonner son projet. En revanche, s’il n’abandonne pas, il doit se conformer aux modifications faites par le Conseil d’Etat. 

Qu’il s’agisse de règlements dérivés assurant l’exécution des lois, ou de règlements autonomes, tous doivent respecter le principe de légalité et de la hiérarchie des normes. Il existe également des conditions de fond qui varient selon le type de règlement. En effet,  les règlements dérivés doivent être conformes avec la loi dont ils assurent l’application et ne peuvent pas y ajouter des conditions, sans quoi ils empiéteraient l’article 34 de la Constitution c’est-à-dire le domaine législatif. Les règlements autonomes en revanche n’assurent pas l’exécution d’une loi, mais ils doivent tout de même se soumettre au principe du respect de légalité et ne peuvent entrer en contradiction avec une norme supérieure. Cela implique le respect de la Constitution, le respect des lois, ainsi que des principes généraux du droit. La jurisprudence a également largement participé à encadrer le pouvoir réglementaire du Président et du Premier ministre, en déterminant par exemple l’obligation d’exercer  et d’adapter le pouvoir réglementaire dans certaines conditions.

Face à l’instabilité de la IVe République, la Constitution de 1958 a limité le champ d’intervention de la loi et symétriquement étendu le domaine du règlement. Alors qu’auparavant,  l’exécutif pouvait au mieux édicter des règlements d’application pour veiller au respect de la loi, la Constitution de la Ve met fin au monopole législatif du Parlement en confiant au Premier ministre et au Chef de l’Etat le pouvoir réglementaire général (§2).

Le pouvoir réglementaire général consiste à édicter des règlements autonomes à l’égard de la loi, et est expressément  réparti par la Constitution. Les règlements  prennent la force d’une loi sans passer par le Parlement et relèvent principalement de la compétence du Premier ministre. En effet, la Constitution confie expressément au Premier ministre le pouvoir d’édicter des règlements autonomes à l’égard de la loi : l’article 21 dispose que  « sous réserve des dispositions de l’article 13, il exerce le pouvoir réglementaire ». Sur les 1500 règlements publiés en moyenne chaque année, 95% sont signés par le Premier ministre. 

Néanmoins, si le Premier ministre semble être la principale autorité détenant le pouvoir réglementaire, l’intervention du Président de la République est possible dans certaines mesures. En effet, il peut édicter ce que l’on appelle des décrets en Conseil des ministres. L’article 13 de la Constitution dispose que le Président de la République “signe les ordonnances et les décrets pris en Conseil des ministres”. Aussi, puisque les ordonnances sont prises en conseil des ministres et donc signées par le Président de la République, ce dernier exerce son pouvoir réglementaire à chaque fois qu’il s’agit d’une ordonnance. 

De plus, L’article 16 de la Constitution élargit le pouvoir réglementaire du Président en lui permettant d’édicter des règlements exceptionnels. Créées en réponse aux sombres événements de juin 1940, les dispositions de l’article 16 permettent au Président de la République de disposer de pouvoirs suffisants pour garantir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire en cas de circonstances dramatiques. La mise en application de cet article nécessite deux conditions. Il faut d’abord que les institutions de la République, l’indépendance nationale, ou l’intégrité du territoire soient menacées, mais également que le fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels soit interrompu. Cet article n’a été mis en application qu’une seule fois par le Général de Gaulle, après le putsch des Généraux du 21 avril 1961 durant la guerre d’Algérie, et appliqué jusqu’au 29 septembre 1961. Ses dispositions permettent au Chef de l’Etat de prendre des mesures qui normalement ne relèvent pas de sa compétence. Néanmoins, l’alinéa 3 dispose que les mesures prises lors de ces règlements exceptionnels doivent “ être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission”. 

Le domaine de compétence réglementaire du Président de la République fixé par la Constitution a également été largement élargi par la jurisprudence. En effet, le Président peut étendre son pouvoir réglementaire en inscrivant un texte à l’ordre du jour du conseil des ministres. Le Conseil d’Etat, lors d’un arrêt rendu le 10 septembre 1992 surnommé « arrêt Meyet”, a jugé que tout décret signé en Conseil des ministres relève de la compétence du Chef de l’Etat “alors même qu’aucun texte n’imposait cette délibération”. Néanmoins, l’arrêt Sicard rendu le 27 avril 1962 permet au Premier ministre de modifier ou d’abroger un décret signé par le Président de la République s’il n’a pas été délibéré en conseil des ministres. 

Si la Constitution de 1958 établit expressément les rôles respectifs du Président et du Premier ministre, et fixe leur collaboration dans l’exercice du pouvoir réglementaire afin de garantir l’unité du pouvoir normatif de l’Etat, la pratique a révélé une véritable polarisation des rôles respectifs du Président de la République et du Premier ministre  à travers deux grands schémas politiques. 

II. La polarisation des relations de l’exécutif révélée par la pratique politique.

La pratique politique sous la Ve, largement dominée par la traditionnelle concordance des majorités poussant le Président à devenir chef du gouvernement, a pu remettre en cause l’utilité du Premier ministre au sein de l’exécutif et soutenir une présidentialisation du régime (A). Toutefois, les rares expériences de cohabitation ont inversé le présent schéma et entraîné le retrait du Président au sein de l’exécutif, démontrant là encore que les rôles respectifs du Président et du Premier ministre dépendent essentiellement de la conjoncture politique. (B)

A. La traditionnelle concordance des majorités : l’hypothèse d’une présidentialisation du régime 

La pratique des institutions par le général De Gaulle et l’effacement du Premier ministre en cas de concordance des majorités sont tels que l’on peut tendre vers une présidentialisation du régime (§1). Néanmoins, il convient de  nuancer cette expression en démontrant qu’en période de concordance de majorités, le rôle du Premier ministre reste significatif. (§2)

C’est donc du chef de l’Etat, placé au-dessus des partis (…) que doit procéder le pouvoir exécutif”. Dans son discours de Bayeux prononcé le 16 juin 1946, Charles de Gaulle a fait du Président de la République le cœur de l’exécutif. (§1) 

Soucieux de la survie du régime, De Gaulle a révisé la Constitution par référendum le 28 octobre 1962 et instauré l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, donnant une légitimité telle au Chef de l’Etat que s’est posée la question d’une présidentialisation du régime. De plus, l’apparition d’un fait majoritaire en 1962 permet au Président, soutenu à l’Assemblée nationale, de faire adopter les lois nécessaires à la mise en œuvre de sa politique, allant là aussi dans le sens d’un retrait du Premier ministre. 

Lors de son premier mandat, De Gaulle a été amené à gouverner, endossant le rôle pourtant réservé au Premier ministre. Il a en effet déterminé la politique nationale pour les Affaires étrangères, la crise algérienne et au niveau de la défense nationale. Le Premier ministre était alors cantonné à mettre en œuvre une politique déjà toute tracée. 

 Ses successeurs qui détenaient la majorité au Parlement ont fait de même. A titre d’illustrations, en 1981 Mitterrand avait fondé sa campagne présidentielle sur 110 propositions, propositions qui, une fois Mitterrand élu, ont déterminé la politique nationale. 

Ce dernier l’a d’ailleurs assumé en déclarant le 9 décembre 1981 dans une interview télévisée que “Le Premier ministre et les ministres doivent exécuter la politique définie par le Président de la République”.  Nicolas Sarkozy, parfois qualifié d’hyper-président, l’a également exprimé : “Le Premier ministre est un collaborateur, le Patron c’est moi”. 

De plus, le Président de la République dispose d’un droit d’évocation sur n’importe quel sujet. L’affaire jusque-là gérée par le Premier ministre remonte à l’Élysée qui s’empare du dossier. Dès lors, le Président tranche et le Premier ministre met en œuvre. C’est particulièrement le cas pour les dossiers relatifs à l’urbanisme parisien (Pyramide du Louvre, Centre Pompidou, Musée du Quai Branly..) peignant la figure d’un chef d’Etat bâtisseur. 

Néanmoins, le rôle du  Premier ministre reste décisif même en période de concordance des majorités, démontrant que l’hypothèse d’un régime présidentiel est disproportionnée (§2). 

En effet, dans les affaires intérieures, le Premier ministre tranche quotidiennement et pour la plupart des dossiers les différends qui opposent les ministres. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre sous Jacques Chirac de 2002 à 2005, a affirmé dans son livre La France de Mai publié le 30 avril 2003 que “la force de Matignon est sa capacité de décision. Jour et nuit, tout événement, tout projet peut être analysé avec compétence et lucidité”. Le Président de la République ne tranche pas, il est seulement tenu informé. Bien souvent, le ministre dont la position n’a pas été approuvée ne dispose pas d’un droit d’appel devant le Président qui va donc s’en remettre à l’arbitrage du Premier ministre.

 De plus, le Premier ministre peut compter sur un grand nombre d’ instruments  juridiques dans la procédure législative. Comme le déclare l’article 35 de la Constitution : “L’initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement”. C’est en effet au Premier ministre de signer le décret de présentation d’un projet de loi au Parlement. Aussi, il peut demander la tenue d’une session extraordinaire au Parlement (article 29 de la Constitution) et en cas de désaccord des deux chambres, il peut convoquer une commission mixte paritaire chargée de trouver un compromis (article 45 de la Constitution).

De plus, notons la puissance administrative de Matignon. Le Premier ministre dispose de services administratifs conséquents : il a sous son autorité  plus de cinq mille  fonctionnaires, des Conseils variés, ainsi que des organismes de coordination interministérielle comme le Secrétariat Général du Gouvernement.

Le Premier ministre joue également un rôle important dans les affaires extérieures. Si la politique internationale reste de la compétence exclusive du Président de la République, le Premier ministre est tout de même impliqué. En effet, selon l’article 35 de la Constitution, la “décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger” relève de la compétence du gouvernement, gouvernement placé sous l’autorité du Premier ministre. Aussi, toute décision présidentielle implique une mise en oeuvre budgétaire qui sera concertée avec le ministre des finances, ou même l’adoption de textes législatifs comme les lois de programmation militaire. Cette influence du Premier ministre est d’autant plus significative au niveau européen puisque la coordination technique se fait via le secrétariat général aux affaires européennes placé sous sa tutelle. 

Le rôle du Premier ministre est  également décisif dans la mise en cause de la responsabilité du Gouvernement. En effet, il peut engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur son programme ou sur une déclaration de politique générale (article 49-1 de la Constitution), et même sur un texte (article 49-3).  Néanmoins, le chef de l’Etat peut l’en dissuader dès lors qu’ une délibération en Conseil des ministres est obligatoire.

Alors qu’en cas de concordance des majorités, la logique présidentialiste du gouvernement tend à effacer le Premier ministre derrière le Président au sein de l’exécutif, les différents épisodes  de cohabitation ont inversé le présent schéma en faveur d’un retrait présidentiel, révélant là encore  que leurs rôles respectifs sont indissociables de la conjoncture politique.  

B. La traumatique discordance des majorités : une présidence en retrait 

Les expériences de cohabitation sous la cinquième République ont montré que les rôles respectifs du chef de l’Etat et du Premier ministre dépendent essentiellement de la conjoncture politique. Cette discordance des majorités a entraîné un véritable retrait du chef de l’Etat, et revalorisé le rôle du Premier ministre au sein de l’exécutif

Tout d’abord, la cohabitation désigne la discordance entre la majorité présidentielle et la majorité parlementaire soutenant le gouvernement, elle entraîne une relation tendue entre le Président et son Premier ministre. Trois cohabitations ont eu lieu sous la cinquième : la première entre 1986 et 1888 sous le Président socialiste François Mitterrand et son Premier ministre du centre droit Jacques Chirac; la deuxième entre 1993 et 1995 sous le deuxième mandat de Mitterrand et son Premier ministre de centre droit Edouard Balladur, et la troisième entre 1997 et 2002 sous le mandat présidentiel de Jacques Chirac et son Premier ministre socialiste Lionel Jospin. En cas de cohabitation, le Président perd le soutien de l’assemblée et par conséquent celui du gouvernement qui reflète l’assemblée. Il doit nommer un Premier ministre qui n’est pas de son bord politique. La dyarchie effective de l’exécutif fixée par la Constitution initiale, qui n’avait pas prévu la cohabitation, se trouve alors compromise. 

Lionel Jospin, alors qu’il était Premier ministre en pleine cohabitation sous le mandat présidentiel de Jacques Chirac, a déclaré le 5 mai 2000 que “Le président peut toujours dire, il ne peut pas faire”. En cas de discordance des majorités, on observe en effet un véritable effacement du chef de l’Etat.

Tout d’abord, le Président de la République perd le choix de son gouvernement. Si l’article 8 de la Constitution dispose que “Le Président de la République nomme le Premier ministre”, lors d’une cohabitation, il doit nommer un Premier ministre et donc un gouvernement  qui n’est pas de son bord politique afin de représenter l’Assemblée. 

Le Chef de l’Etat perd également les libertés octroyées par les juridictions, celle de l’arrêt Meyet notamment.

Aussi, en cas de cohabitation, le Président de la République est écarté de la politique intérieure et ne peut intervenir dans les relations entre le Parlement et le gouvernement.

De plus, si en droit l’article 20 de la Constitution prévoit que “le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation”, en fait, s’il y a concordance des majorités  c’est au président d’endosser ce rôle. Néanmoins, les cohabitations permettent l’application à la lettre de la Constitution : le gouvernement conduit et détermine réellement la politique nationale.

Il ne reste au Chef de l’Etat que ses pouvoirs propres, et dans la ligne tracée par le Général de Gaulle appelé au pouvoir pour régler la crise algérienne,  ce que l’ancien Premier ministre Jacques Chaban Delmas a nommé le “domaine réservé”. Le Président a toujours la main sur la politique extérieure c’est-à -dire la diplomatie et l’armée. Le 16 novembre 1993, Mitterrand a déclaré à la télévision : “La pièce maîtresse de la stratégie de dissuasion de la France, c’est le chef de l’Etat, c’est moi”. 

 Comme le démontre la cohabitation de Mitterrand et Balladur, aussi appelée “cohabitation de velours”, la collaboration n’est pas exclue. Néanmoins, on observe un retour au régime des contreseings avec la diminution du champ des actes délibérés en conseil des ministres. 

Avec le retrait du chef de l’Etat, le rôle du Premier ministre est revalorisé au sein de l’exécutif. En effet, La cohabitation permet l’application à la lettre de l’article 20 de la Constitution, et fait du Premier ministre le véritable chef du gouvernement, gouvernement qui détermine et conduit réellement la politique nationale. Néanmoins, Il convient de souligner que sur les soixante-deux années écoulées depuis l’avènement de la Cinquième République, seulement neuf ont concerné les cohabitations. D’autant que ces périodes déjà rares sont devenues, avec la révision du calendrier électoral par la loi organique du 15 mai 2001, et  l’instauration du quinquennat en 2002, plus qu’hypothétiques. 


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